Par Carl Benedikt Frey (Oxford Internet Institute)
La disparité des salaires moyens entre les pays peut être frappante. En 2022, les données de l'Organisation internationale du travail ont montré que le pouvoir d'achat du salaire mensuel moyen en Inde ne représentait que 17 % de celui de l'Allemagne. En Éthiopie, ce chiffre n'était que de 5 %. Ces disparités représentent la plus grande opportunité d'arbitrage au monde.
100 000 milliards à la poubelle
L'économiste Lant Pritchett estime que si les 1,1 milliard de personnes identifiées par Gallup comme étant prêtes à migrer temporairement pour travailler étaient autorisées à le faire, leur salaire annuel moyen pourrait augmenter de 15 000 dollars par an en termes de parité de pouvoir d'achat. Le bénéfice économique qui en résulterait s'élèverait à 16 500 milliards de dollars, plus de cent fois l'impact de l'ensemble de l'aide mondiale au développement. Même si seulement la moitié ou le quart des candidats à la migration migrent effectivement, les gains qui en résulteraient seraient considérables. Comme le dit Michael A. Clemens de l'université George Mason, nous laissons « des billets de mille milliards de dollars sur le trottoir ».
Les économistes soulignent depuis longtemps les coûts des barrières commerciales, mais la « taxe » implicite sur le travail dans les pays riches dépasse de loin les droits de douane les plus extrêmes proposés par la seconde administration Trump. Après tout, les coûts de main-d'œuvre sont environ 400 % plus élevés qu'ils ne le seraient si les travailleurs des pays pauvres étaient autorisés à se déplacer librement pour occuper les emplois vacants.
Les barrières à la mobilité de la main-d'œuvre représentent une distorsion économique d'une ampleur stupéfiante ; leur suppression produirait des gains estimés à 50% et 150 % du PIB mondial.
Jeu à somme nulle
Malheureusement, les barrières protectionnistes, une fois établies, peuvent se renforcer d'elles-mêmes en freinant la croissance économique. L'un des avantages les plus méconnus de la croissance est qu'elle permet à l'économie de ne plus être un jeu à somme nulle (où l'amélioration du niveau de vie d'une personne se fait au détriment de celui d'une autre).
Comme on pouvait s'y attendre, les recherches montrent que les générations récentes, qui ont connu une croissance plus lente, sont plus enclines à penser en termes de somme nulle et plus susceptibles de favoriser des contrôles plus stricts de l'immigration.
Illusion d’optique
Le principal obstacle à la concrétisation de ces avantages est d'ordre politique. Une enquête récente menée dans les pays riches a révélé que les personnes interrogées non seulement « surestiment largement le nombre total d'immigrés », mais perçoivent également les immigrés comme « culturellement et religieusement plus éloignés d'eux, et économiquement plus faibles – moins éduqués, plus souvent au chômage, et plus dépendants et favorisés par les transferts du gouvernement – qu'ils ne le sont en réalité ».
Il n’y a guère de preuves que les immigrés font baisser de manière significative les salaires des travailleurs locaux. Mais les droites populistes ont habilement exploité cette fausse perception, réalisant des gains électoraux substantiels dans de nombreux pays.
Urgence démographique
Dans le même temps, l'allongement de la durée de vie et les taux de fécondité historiquement bas ont entraîné une augmentation spectaculaire du nombre de personnes âgées par rapport aux personnes en âge de travailler, ce qui rend les engagements actuels en matière de protection sociale insoutenables en l'absence d'immigration. Selon l'OCDE, le taux de fécondité moyen dans les 38 pays les plus développés est passé de 3,3 enfants par femme en 1960 à seulement 1,5 en 2022, bien en deçà du « taux de remplacement » (2,1) requis pour maintenir une population stable.
Une solution partielle, mais peut-être politiquement réalisable, pourrait venir du travail contractuel temporaire, qui exclurait le regroupement familial et une voie d'accès à la citoyenneté pour les migrants dans les pays riches. Cette approche peut par exemple répondre à la demande croissante de soins aux personnes âgées, qui doivent être prodigués en personne.
La migration virtuelle par le télétravail
Pour de nombreux autres secteurs, cependant, la “migration virtuelle” représente une voie beaucoup plus facile. Comme les services sont de plus en plus numérisés, le travail à distance facilité par l’IA et la technologie offre une solution qui change la donne. Des entreprises comme Deel et Remote.com émergent pour gérer les diverses complexités réglementaires.
Après la pandémie de CovidD-19, le pourcentage de journées entières travaillées à domicile aux États-Unis est passé de presque rien à 60 % à l'été 2020. Bien que ce chiffre soit retombé à environ 30 % en 2023, il reste très éloigné de la norme d'avant la pandémie.
Les entreprises ont désormais de nombreuses nouvelles possibilités d'accéder à des talents abordables. En 2021, par exemple, Google a annoncé son intention d'ajuster les salaires de ses employés en fonction des différences de coût de la vie, réduisant ainsi la rémunération de ceux qui travaillent à distance ou s'éloignent de leurs bureaux.
La tentation de la délocalisation
Dans la même logique, les entreprises peuvent chercher à réaliser des économies encore plus importantes en délocalisant les emplois à distance dans des pays à faible revenu, réduisant ainsi les dépenses salariales et les frais immobiliers.
On constate déjà de fortes disparités salariales au sein des entreprises multinationales. Chez Google, les ingénieurs informatiques gagnent en moyenne 128 000 dollars par an à New York, contre seulement 6 000 dollars à Manille. De même, les comptables des Big Four gagnent 76 000 dollars à New York contre 3 000 dollars au Caire.
Certes, ces écarts salariaux reflètent des écarts de productivité sous-jacents entre les différents lieux. Mais les technologies de l'IA deviennent rapidement de puissants égalisateurs, éliminant la nécessité d'une migration physique.
Dans le domaine du développement de logiciels, des outils comme Copilot de GitHub peuvent contribuer à stimuler la productivité : les développeurs utilisant l'outil accomplissent leurs tâches 56 % plus rapidement, en moyenne, les gains les plus importants étant réalisés par les programmeurs les moins expérimentés.
De même, il a été démontré que les outils d'IA comme ChatGPT améliorent la productivité de l'écriture, en particulier pour les novices. Dans le service à la clientèle, les assistants d'IA ont augmenté la productivité de 14 %, les travailleurs les moins qualifiés étant les plus avantagés, selon les recherches d'Erik Brynjolfsson et de ses collègues.
Destruction générative
Même les barrières linguistiques tombent. Comme le montrent mes recherches avec Pedro Llanos-Paredes, les progrès de la traduction automatique réduisent déjà la demande de compétences en langues étrangères.
Cette tendance ne fera que s'intensifier. Lors d'une récente démonstration, le modèle GPT-4o d'OpenAI a traduit sans effort et en temps réel un discours entre l'italien et l'anglais. Compte tenu de ces avancées, il n'est pas étonnant que des pays à bas salaires comme l'Inde, l'Indonésie et les Émirats arabes unis soient ceux qui utilisent le plus l'IA générative dans le monde.
La migration virtuelle est un processus gagnant-gagnant. Elle peut contribuer à stimuler la croissance économique, à relever les défis démographiques dans les pays développés et à réduire les disparités de revenus à l'échelle mondiale. Cependant, elle suscite des inquiétudes légitimes quant aux pressions salariales et aux perturbations de la main-d'œuvre dans les industries concernées.
L'impact d'Uber sur l'industrie du taxi constitue une analogie utile. Grâce à la technologie GPS, la connaissance détaillée des rues de la ville a perdu de sa valeur, ce qui a permis aux chauffeurs moins qualifiés de prospérer. L'expansion d'Uber n'a pas réduit le nombre d'emplois de chauffeur, mais elle a intensifié la concurrence et entraîné une baisse de 10 % des revenus horaires des chauffeurs établis.
Aujourd'hui, l'IA générative crée un « moment Uber » pour un large éventail de services professionnels. Cette concurrence pose un défi encore plus grand dans les secteurs où les concurrents sont basés dans d'autres pays.
La Chine pour contrer le Japon
Alors que l'essor de la Chine a permis à plus de 800 millions de personnes de sortir de la pauvreté et de réduire les coûts pour les consommateurs du monde entier, le débat public aux États-Unis s'est essentiellement concentré sur le sort des travailleurs américains de l'industrie manufacturière qui ont été déplacés. Ce que l'on oublie généralement de dire, c'est que l'intégration avec la Chine a apporté la solution à la lutte des entreprises manufacturières américaines contre la concurrence des entreprises japonaises plus productives.
Les ouvriers américains de l'automobile, par exemple, étaient trois fois plus productifs que leurs homologues allemands en 1950. Mais en 1980, les ouvriers japonais de l'automobile avaient atteint un avantage de productivité de 17 % par rapport aux ouvriers américains de l'automobile, tandis que Ford et GM enregistraient des pertes annuelles combinées de plus de 1,3 milliard de dollars.
De même, à son apogée en 1977, l'industrie américaine des semi-conducteurs fournissait 95 % du marché intérieur et 57 % du marché mondial. En 1989, cependant, elle était devenue un importateur net, le Japon fournissant 25 % de la demande américaine. La part mondiale de l'Amérique est tombée à 40 %, tandis que celle du Japon est passée à 50 %.
Mieux que les tarifs douaniers
Pour contrer la domination naissante du Japon, les entreprises américaines ont adopté une stratégie différente. Contrairement aux conglomérats keiretsu verticalement intégrés du Japon, les nouvelles entreprises comme Apple ont développé des systèmes ouverts et non propriétaires qui leur ont permis de tirer parti des chaînes de valeur mondiales, en réduisant les coûts et en améliorant la flexibilité. Cette évolution a conduit à une nouvelle ère d'intégration entre les États-Unis et la Chine, Hong Kong et Taïwan, permettant aux innovateurs américains de disposer d'intrants moins chers et d'affiner leur avantage concurrentiel.
On sait que les États-Unis sont depuis revenus au protectionnisme, mais la guerre commerciale avec la Chine n'a apporté aucun des avantages escomptés. Les droits de douane sur les importations de biens étrangers mis en place par la première administration Trump n'ont eu aucun effet significatif sur l'emploi américain dans les secteurs nouvellement protégés, tandis que les droits de douane de rétorsion ont eu des effets négatifs sur l'emploi.
Libérer le potentiel de transformation de l’IA
L'antidote le plus efficace à la pensée à somme nulle est une croissance robuste qui stimule la création de nouvelles industries et de nouveaux emplois, même si les secteurs plus anciens se contractent ou migrent. La plupart des emplois occupés aujourd'hui par les Américains n'existaient pas en 1940 – ils ont dû être inventés – tandis que la plupart des emplois d’alors n'existent plus. Combien d'opérateurs téléphoniques, de coupeurs de glace et de poseurs d'épingles travaillent encore aux États-Unis ?
Ce processus de destruction créatrice s'est considérablement ralenti au cours de la dernière décennie. Des États-Unis à la Chine, le taux de création de nouvelles entreprises est en baisse depuis les années 2000. Cette tendance est très préoccupante, étant donné que les start-ups jouent un rôle essentiel dans la transformation de la recherche en innovations commercialisables, dans la création de nouvelles industries et dans la création d'emplois.
La domination des grandes entreprises dans le développement de l'IA, alimentée par des avantages d'échelle et des brevets défensifs, a encore réduit le dynamisme du marché. Pour libérer le potentiel de transformation de l'IA et garantir des progrès durables, les décideurs politiques doivent cesser d'essayer de protéger les emplois d'hier et se concentrer plutôt sur la revitalisation de la concurrence et la réduction des barrières à l'entrée pour les nouvelles entreprises afin de créer les emplois de demain.
Pour en savoir plus :
Carl Benedikt Frey, professeur associé d'AI & Work à l'Oxford Internet Institute et directeur du programme Future of Work à l'Oxford Martin School, est l'auteur de The Technology Trap : Capital, Labor, and Power in the Age of Automation (Princeton University Press, 2019).
Ce texte a initialement été publié le 11 mars 2025 sur Project Syndicate en anglais, traduction Qant.
Qant est membre de Project Syndicate.