Pour un renouveau technologique transatlantique à l’horizon 2030

Recréer un pont entre l'Europe et l'Amérique • Qant avec GPT-4o

Les vents du numérique soufflent, et l’ordre mondial vacille. À mesure que la révolution technologique s’accélère, l’Europe — autrefois berceau de l’innovation — se retrouve de plus en plus reléguée en marge, notamment dans le domaine stratégique de l’intelligence artificielle. Il s’agit d’un enjeu vital pour l’Europe. Mais aussi d’un problème pour l’alliance occidentale et pour les intérêts américains.

Les signaux d’alerte sont clairs. Comme l’ont récemment souligné plusieurs analyses, alors que les géants américains dominent l’écosystème actuel de l’IA, les champions européens sont rares. Le continent qui a porté la révolution industrielle peine aujourd’hui à faire émerger des géants technologiques compétitifs.

Ce n’est pas faute de talents ni d’esprit d’innovation, mais en raison d’un mélange de marchés fragmentés, de climat d’investissement trop prudent et d’un cadre réglementaire qui, bien qu’animé de bonnes intentions, peut étouffer l’innovation de rupture. Résultat : une dépendance croissante à des technologies extérieures, et une perte de capacité à façonner l’avenir numérique en accord avec nos propres valeurs. Ce retard n’est pas seulement un problème économique : c’est une vulnérabilité stratégique.

« La relation transatlantique subsistera »

Le président Trump a inauguré une approche plus tendue et conflictuelle avec l’Europe, mais la relation transatlantique subsistera. Elle est trop ancienne, trop essentielle, trop structurelle pour disparaître. Derrière les gros titres, et malgré les inquiétudes, Washington continue à collaborer avec les capitales européennes sur de nombreux enjeux. Et à mesure que la pression chinoise s’intensifie, cette coopération ne fera que croître. Pour les États-Unis, c’est une logique de coalition : ils savent qu’ils ne pourront pas contenir seuls la montée technologique de la Chine. De leur côté, les Européens savent qu’il n’y a pas d’alternative crédible à la superpuissance et au marché américains. Les deux partenaires ont encore besoin l’un de l’autre.

Alors que les États-Unis et l’Europe cherchent les contours de cette nouvelle relation, la carte mondiale de la technologie est en pleine redéfinition. Les nations d’Asie de l’Est, dopées par des investissements publics massifs et des secteurs privés dynamiques, progressent rapidement. Le Moyen-Orient aussi mise désormais sur l’IA et l’innovation technologique en y investissant ses vastes ressources. Cette montée en puissance de nouveaux pôles technologiques est en soi une bonne nouvelle pour l’innovation mondiale. Mais elle renforce l’urgence pour l’Europe de reconquérir sa position. Le monde a besoin d’une pluralité de leaders technologiques. Une Europe qui se contente de consommer — plutôt que de créer — des technologies critiques sera une Europe réduite au silence et à la dépendance.

Standards chinois

Le défi le plus stratégique vient cependant de la Chine. Pékin ne cache pas son ambition de dominer l’IA mondiale d’ici 2030. Son initiative de "Route de la Soie numérique" diffuse déjà ses infrastructures et standards technologiques en Europe, en Afrique et au-delà. Il ne s’agit pas seulement de parts de marché, mais bien d’un enjeu de civilisation : implanter les normes du Parti communiste chinois, ses capacités de surveillance, et à terme un modèle autoritaire dans l’ADN numérique des nations. Si les États-Unis et l’Europe ne proposent pas une alternative démocratique forte, nous légitimerons un avenir numérique bâti et contrôlé par un rival stratégique.

La solution : une stratégie lucide et offensive – un pacte technologique transatlantique pour le XXIᵉ siècle, avec l’horizon 2030 comme cap. Ce pacte doit reposer sur une vision positive de l’IA, au-delà de la seule régulation des risques. Il faut affirmer un cap où l’IA devient force de progrès, au service de la science, de la santé, de la transition climatique et de la prospérité.

C’est dans cet esprit que furent menés les grands projets transatlantiques durant la guerre froide – bâtissant les fondations d’un monde occidental connecté et prospère. Nous devons retrouver cette ambition. L’Europe le comprend : le rapport Draghi sur la compétitivité de l'UE, le sommet de Paris sur l'action en matière d'IA et le récent sommet de l'OTAN à La Haye montrent une prise de conscience de la nécessité d’un changement radical. Il faut maintenant exécuter plus vite, plus fort, pour redresser notre compétitivité et relancer une base industrielle souveraine. L’occasion est là : États-Unis et Europe peuvent encore codiriger la prochaine vague technologique.

Recherche conjointe et interopérabilité

Ce nouveau pacte devrait d’abord renforcer la recherche conjointe sur les technologies critiques, notamment les modèles fondationnels d’intelligence artificielle. Cela implique de mutualiser talents et ressources à l’échelle transatlantique. Il faudra aussi réfléchir à la formation de la main-d’œuvre, voire à des stratégies d’attraction ciblée pour garantir un capital humain à la hauteur. Des instruments comme la Joint European Disruptive Initiative, le Fonds d'innovation de l'Otan et l'Accélérateur d'innovation pour la défense dans l'Atlantique Nord, peuvent servir d’accélérateurs. L’approche doit s’appuyer sur une méthode de type ARPA : prise de risque élevée, rapidité maximale et exigence d’impact majeur et mesurable.

Il est aussi essentiel de favoriser l’interopérabilité, notamment dans les technologies liées à la défense. À l’heure où les tensions géopolitiques s’intensifient et où les deux rives de l’Atlantique s’engagent dans des stratégies de réindustrialisation, il s’agit d’une opportunité stratégique pour aligner les efforts autour de systèmes interopérables, renforcer les chaînes d’approvisionnement et éviter les duplications. Cela suppose aussi la reconnaissance du besoin, des deux côtés, de développer des champions technologiques souverains dans des domaines critiques comme le cloud, la cybersécurité, l’IA ou les technologies quantiques.

Infrastructure numérique commune

Un autre pilier est l’investissement dans l’infrastructure numérique commune du futur : réseaux de nouvelle génération, centres de données sécurisés, chaînes de valeur pour les semi-conducteurs et le calcul avancé. L’intelligence artificielle, et demain les systèmes AGI, vont exiger une capacité massive en énergie, en calcul et en stockage. Il faut donc créer une base industrielle et numérique robuste pour soutenir ces ambitions. Cela implique des partenariats public-privé à grande échelle, associant gouvernements, industrie et recherche. La sécurisation de certaines infrastructures critiques, y compris dans des zones géopolitiquement sensibles comme Taïwan, devra être traitée comme une priorité commune.

Face à l’expansionnisme numérique chinois, notamment dans les pays en développement, les démocraties doivent aussi proposer une alternative claire et proactive. Cela implique de mettre à disposition des financements compétitifs, des technologies open source et des formations alignées avec des principes démocratiques. C’est seulement par une action conjointe que l’on pourra offrir une alternative crédible au modèle de surveillance fermé promu par Pékin.

Réarmer nos démocraties

Enfin, ce pacte doit contribuer à réarmer nos démocraties pour les rendre compatibles avec l’ère technologique. Il faut renforcer la capacité d’anticipation stratégique, non seulement dans les sphères politiques, mais aussi dans les entreprises, les institutions scientifiques et la société civile. Il s’agit d’éviter les surprises stratégiques, d’embarquer l’ensemble de la société dans cette accélération technologique, et de donner aux décideurs des outils concrets pour prioriser et démontrer l’impact de leurs choix.

2030 est proche. Les décisions que nous prendrons – ou que nous éviterons – dans les deux ou trois prochaines années détermineront si les États-Unis et l’Europe peuvent ensemble conduire la prochaine révolution technologique, ou s’ils devront subir un monde façonné par d’autres. Une Europe souveraine et technologiquement dynamique est, quelle que soit l’administration à Washington, profondément dans l’intérêt des États-Unis. Et l’Europe a tout à gagner d’une alliance transatlantique concrète, pragmatique et centrée sur la technologie. En construisant un pacte technologique fondé sur une vision positive de l’intelligence artificielle, nous pouvons éviter un futur numérique autoritaire et fragmenté, et ouvrir une nouvelle ère de prospérité et d’innovation partagée.

  • Ylli Bajraktari, ancien chef de cabinet du conseiller à la sécurité nationale des États-Unis et ancien directeur exécutif de la commission de sécurité nationale des États-Unis sur l'intelligence artificielle, est directeur général du Special Competitive Studies Project.
  • André Loesekrug-Pietri est président et directeur scientifique de la Joint European Disruptive Initiative, l'agence européenne pour les projets de recherche avancée.

L’essentiel