L’IA au travail se généralise sans se démocratiser

IA : l’inégalité face à la formation. • Qant avec GPT-4o

La troisième édition d’une enquête mondiale du BCG montre que l’adoption de l’intelligence artificielle générative progresse, mais que la formation, l’outillage et la confiance connaissent toujours de fortes disparités selon les catégories d’employés.

L’IA générative s’insère désormais dans les tâches quotidiennes de la plupart des entreprises. Les deux tiers des 10 000 salariés interrogés par le BCG chaque année déclarent l’utiliser au moins chaque semaine. Pourtant, depuis l’édition précédente (lire Qant du 27 juin 2024), le cabinet relève l’apparition d’un « plafond de silicium » : chez les employés de première ligne, (en contact direct avec les clients ou usagers), l’usage régulier stagne à un peu plus de la moitié, loin derrière les managers et les dirigeants, qui dépassent 75 %. Les “frontliners” restent donc à l’écart, alors même que nombre d’entreprises entament la refonte complète de leurs flux de travail pour tirer parti de l’IA.

La fracture de la confiance grandit chez les cadres

Les déploiements se répartissent désormais en deux régimes. Le premier, qualifié de Productivity plays, ajoute simplement des outils à l’existant. Le second, Reshape, reconfigure de bout en bout les processus. Près d’une entreprise sur deux se situe désormais dans ce second groupe, surtout dans la finance et la tech, où l’IA s’intègre aux chaînes décisionnelles plutôt qu’aux seules tâches d’appoint.

Par rapport à l’an passé, la crainte d’être remplacé par l’IA touche davantage les managers. Quarante‑trois pour cent redoutent de perdre leur poste d’ici dix ans, contre 36 % pour les employés de terrain. Ce renversement de perception traduit la pression que ressentent les encadrants face aux capacités analytiques des nouveaux outils. “On pose souvent la question de garder l’humain dans la boucle. Il faudrait plutôt se demander : y aura-t-il toujours un patron dans la boucle ?” interroge Sylvain Duranton, directeur monde de BCG X.

Le paradoxe veut que l’inquiétude augmente précisément là où l’usage est le plus ancré : dans les organisations très équipées, la proportion de salariés anxieux grimpe de douze points par rapport aux entreprises moins avancées. Un phénomène similaire s’observe dans les pays avec la plus haute utilisation de l’IA, comme le Moyen-Orient ou l’Espagne. “Les salariés qui utilisent beaucoup l’IA se rendent compte du potentiel de la technologie et réalisent que ce qu’ils font aujourd’hui peut être remplacé”, appuie Sylvain Duranton.

À l’inverse, un leadership engagé rassure les équipes. Lorsque la direction affiche un soutien explicite à l’IA, on voit quadrupler la part de salariés qui perçoivent la GenAI positivement. Offrir un cap clair et expliquer les objectifs réduit les peurs, surtout pendant les phases de transformation des métiers.

L’Espagne championne européenne de l’adoption

Le panorama par pays montre des écarts significatifs. En Europe, l’Espagne se place en tête pour l’usage régulier, devant le Royaume‑Uni et l’Allemagne. Les répondants espagnols citent la simplicité d’accès aux outils et la présence de programmes publics d’accélération comme les facteurs déterminants. Ailleurs, la France progresse mais reste freinée par la disponibilité hétérogène des solutions internes : un tiers des salariés affirment ne disposer d’aucun outil validé.

Part des sondés utilisant l’IA plusieurs fois par semaine. • BCG

Lorsqu’une entreprise tarde à doter ses équipes, plus de la moitié des employés déclarent recourir à des services externes sans en informer leur hiérarchie. Ce « shadow AI » accroît les risques de sécurité et fragmente les initiatives : plusieurs services adoptent clandestinement des plateformes différentes, éparpillant données et pratiques.

La formation, talon d’Achille des programmes IA

Vinciane Beauchenne, managing director au BCG, relève un taux très faible de satisfaction face à la formation à l’IA : "Aujourd'hui, seul un salarié sur trois considère qu'il a été correctement formé". Les données du BCG établissent un seuil : cinq heures de formation et un accès à du coaching en personne font presque doubler le taux d’usage régulier. Au‑dessous, les outils restent sous‑employés ou mal compris. Malgré cela, nombre d’entreprises réservent encore les sessions longues aux postes à responsabilités, créant un fossé de compétences qui freine le passage à l’échelle.

Dans les organisations où les workflows ont été reconstruits, la formation devient continue : tutoriels courts, binômes IA‑humain, retours d’expérience partagés. Les salariés déclarent économiser davantage de temps et consacrer un volume supérieur de leurs journées à des tâches stratégiques plutôt qu’administratives.

Agents intelligents : enthousiasme en gestation

Les assistants autonomes capables d’enchaîner plusieurs actions – les agents d’IA – restent peu intégrés : seuls 13 % des répondants en font un usage quotidien. Un tiers seulement dit comprendre leur fonctionnement. Toutefois, là où ces agents sont déjà testés, l’appréhension initiale se dissipe rapidement. Les utilisateurs habitués évoquent des gains d’efficacité et une meilleure allocation des efforts, voyant l’agent comme un partenaire plutôt qu’un concurrent.

Cette adoption prudente s’explique par le manque de standards de suivi. Le BCG recommande des expérimentations rigoureuses : groupes témoins, mesure d’impact, scénario de repli si l’agent agit de manière imprévue. Ces précautions, combinées à une transparence sur les données traitées, doivent prévenir des dérives potentielles et renforcer la confiance.

Trois leviers pour dépasser le plafond de silicium

Les entreprises qui franchissent la phase "Reshape" partagent trois atouts. Elles disposent d’un sponsoring actif des dirigeants, d’outils cohérents et de programmes soutenus d’upskilling. À l’inverse, l’absence de l’un de ces piliers conduit à l’immobilisme ou à la dispersion. Le rapport insiste : sous‑estimer la formation ralentit l’intégration, mais surinvestir dans des technologies mal encadrées provoque anxiété et rejet.

L’enjeu se cristallise donc autour d’un triptyque : équipement, compétence et gouvernance. À condition de les aborder simultanément, la transition ouvre un cycle dans lequel humains et IA se complètent : les seconds absorbent les tâches routinières, tandis que les premiers se concentrent sur la supervision, la créativité et la résolution de problèmes complexes.

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