Par Eric Salobir (Fondation pour les technologies humaines)
Au cours des dernières décennies, l'Union européenne a été reléguée du statut d'acteur technologique mondial à celui de consommateur passif de technologies développées ailleurs. Aujourd'hui, 80 % des technologies et des services dont l'Europe a besoin pour sa transformation numérique sont conçus et fabriqués hors de ses frontières, principalement aux États-Unis et en Chine.
De l’avantage des normes
Cette mentalité de consommateur est si profonde qu'elle a même façonné la philosophie de nos lois : l'objectif des récentes réglementations technologiques comme le règlement sur les services numériques (DSA) et celui sur les marchés numériques (DMA) était de protéger les Européens en tant que consommateurs, en assurant notre sécurité en ligne et en garantissant une concurrence loyale.
Il faut reconnaître que ce cadre normatif offre de solides protections aux citoyens de l'UE et qu’il a même servi de modèle à la politique de concurrence et à la sécurité en ligne dans le monde entier. L'excellence réglementaire est devenue la marque de fabrique de l'Europe. Sans une politique d'innovation complémentaire, et sans évaluer si nos règles actuelles la favorisent ou bien l'entravent, nous risquons de devenir de simples spectateurs dans la course mondiale à la technologie, en particulier dans le domaine de l'IA.
Les accords annoncés lors du Sommet de l'action sur l'IA, qui s'est tenu à Paris au début de l'année, ne doivent pas occulter que l'ensemble des investissements directs étrangers en Europe est tombé en 2024 à son niveau le plus bas depuis neuf ans. La France et l'Allemagne connaissent des baisses à deux chiffres. Ce déclin s'accompagne d'autres chiffres inquiétants : la part de l'UE sur le marché mondial des TIC est passée de 21,8 % en 2013 à 11,3 % en 2022.
Washington invente, Pékin copie, Bruxelles réglemente
Pendant trop longtemps, les Européens ont bénéficié passivement de la prise de risque de la Silicon Valley et des prouesses manufacturières de Shenzhen. Mais rien n’est gratuit. Comme l'a signalé l’ancien président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, auteur d'un rapport historique sur la compétitivité européenne en 2024, les Européens ont fait « tout ce qu'ils pouvaient pour maintenir l'innovation à un faible niveau ».
L'Europe ne doit pas se contenter de rattraper les États-Unis et la Chine. Pour retrouver sa place dans l'industrie technologique mondiale, elle doit d'urgence repenser toute son approche de l'autonomie, des alliances, de la réglementation et du leadership.
Pour ce faire, elle doit adopter une stratégie mûrement réfléchie. L'objectif est d'assurer notre sécurité en construisant nos propres capacités de base, et non de parvenir à l'autarcie technologique ou à l'autonomie de manière isolée. Il n'est pas judicieux d'investir massivement dans des technologies difficilement extensibles ou exportables. Les efforts récents, qui visaient à développer un cloud européen et des alternatives à Google Search, étaient principalement motivés par le désir d'indépendance technologique, mais ils n'ont pas abouti, en dépit d'un soutien politique fort. À l'avenir, la viabilité commerciale de ces projets devrait être testée avant qu'ils ne prennent trop de temps ou de ressources.
D’Helsing à Mistral
Une question particulièrement importante est celle de l'interdépendance stratégique, notamment en ce qui concerne les infrastructures physiques et numériques essentielles. À l'heure actuelle, aucun pays ne pourrait résister à un arrêt brutal des paiements numériques, par exemple. C'est pourquoi le secteur des paiements s'appuie depuis longtemps sur le co-badging (plusieurs marques de paiement utilisant le même instrument). On trouve des modèles similaires de responsabilité partagée dans la fourniture de câbles sous-marins, de satellites en orbite basse, de semi-conducteurs, d'énergie et de fusion nucléaire.
L'expansion de ces partenariats nécessite toutefois des conditions de concurrence équitables, afin que tous les participants puissent utiliser les éléments technologiques disponibles. Par exemple, Helsing, la start-up allemande spécialisée dans les drones, s'appuie sur des grands modèles de langage (LLM) en open source développés par le leader français de l'IA, Mistral. Grâce à cet accord, Helsing a récemment lancé une usine dotée d'une capacité de production mensuelle initiale de plus de 1 000 drones dotés d'IA.
Changer d’approche
En tant qu'Européens, nous devons également reconnaître nos lacunes. Mario Draghi et l'ancien Premier ministre italien Enrico Letta – auteur d'un rapport important sur le renforcement du marché unique européen – ont tous deux averti que l'approche actuelle de l'application des lois numériques de l'UE pesait sur les petits innovateurs. Plus de clarté, de simplicité et de prévisibilité dans notre cadre juridique pour la technologie renforcerait le marché unique et attirerait à nouveau les talents et les investissements en Europe. Il ne s'agit pas d'édulcorer les lois sur la protection de la vie privée ou les droits d'auteur. Il s'agit de créer un environnement réglementaire qui donne des moyens d'action aux acteurs du marché tout en les protégeant.
Dans le même temps, le travail de protection des personnes dans le domaine numérique est loin d'être achevé, si l'on considère que les enfants du monde entier ne bénéficient toujours pas de protections complètes en ligne. L'harmonisation des politiques européennes d'innovation avec les protections des droits fondamentaux restera une priorité absolue. Mais l'Europe ne pourra pas tirer parti de son pouvoir diplomatique et réglementaire si elle ne dispose pas de champions technologiques capables de façonner les produits, les services et les marchés numériques au niveau mondial.
L’Union fait la force
À cet égard, une coalition d'entreprises de l'UE et d'autres pays partageant les mêmes valeurs pourrait jouer un rôle important de sensibilisation. Nous devons montrer que l'IA générative peut représenter une opportunité majeure, mais seulement si elle est déployée dans le respect des droits de l'homme et des travailleurs. Enfin, nous devons créer des cadres technologiques et juridiques qui favorisent l'équité et le pluralisme dans nos nombreuses langues.
Tels sont les grands défis et les grandes possibilités qui s'offrent à nous. Pour réussir, les chefs d'entreprise et les décideurs politiques doivent collaborer étroitement avec la société civile, les universités et les syndicats. Il n'est pas trop tard pour redonner à l'Europe son statut de leader mondial en matière de technologie et d'innovation, et nous savons comment y parvenir. L'étape la plus importante est un profond changement d'état d'esprit.
Pour en savoir plus :
Eric Salobir est président du comité exécutif de la Fondation pour les technologies humaines.
Eric Salobir, D.R.
Ce texte a initialement été publié sur Project Syndicate.
Qant est membre de Project Syndicate.