Mary Meeker sort de son silence

Comprendre l’IA à l’échelle mondiale. • Qant, M. de R. avec GPT-4o

Muette depuis 2019, l’analyste phare de la bulle Internet, et de tout ce qui s’en est ensuivi, Mary Meeker publie un rapport de 340 pages sur l’explosion de l’IA. Une dynamique d’adoption d’une ampleur inédite, même pour elle.

Le rapport Trends – Artificial Intelligence, publié par le fonds américain Bond, dresse un état des lieux chiffré de l’accélération de l’intelligence artificielle au niveau mondial. Il s’appuie sur plusieurs centaines d’indicateurs pour documenter la montée en puissance simultanée des usages, des investissements et des modèles dans un contexte de forte concurrence entre entreprises et puissances étatiques. La dynamique actuelle dépasse en vitesse et en intensité celles des précédentes vagues technologiques, de l’ordinateur personnel à l’internet mobile.

ChatGPT, utilisé comme indicateur central dans le rapport, aurait atteint 800 millions d’utilisateurs actifs hebdomadaires en avril 2025, soit une multiplication par huit en 17 mois. L’usage s’est rapidement globalisé, avec 90 % des utilisateurs localisés hors Amérique du Nord. Cette diffusion rapide contraste avec les cycles antérieurs : il a fallu onze ans à Google pour atteindre le même volume annuel de requêtes que ChatGPT en deux ans. La progression s’observe également sur les autres métriques : le temps quotidien moyen passé sur l’application ChatGPT a augmenté de 202 % en moins de deux ans, et la durée moyenne des sessions de 47 %.

L’explosion du nombre d’utilisateurs, d’abonnés de ChatGPT et du revenu d’OpenAI selon OpenAI et The Information • Bond

Investissements et infrastructure en forte hausse

Les auteurs, menés par l’analyste phare de la bulle Internet Mary Meeker – devenue partner de Kleiner Perkins avant de créer le fonds Bond –, soulignent l’accélération des investissements. En 2024, les six principales entreprises technologiques américaines ont investi 212 milliards de dollars, soit une hausse annuelle de 63 %. Cette augmentation est en grande partie liée à la construction d’infrastructures spécifiques à l’IA : centres de données adaptés, puces spécialisées, systèmes de refroidissement avancés. Chez Amazon Web Services, la part des recettes consacrée au CapEx est passée de 4 % en 2018 à 49 % en 2024.

Cette inflexion marque également un basculement structurel dans la production de modèles. Depuis 2015, l’industrie a pris le relais du monde académique dans la conception des modèles les plus influents. En parallèle, la taille des jeux de données d’entraînement et la puissance de calcul utilisée pour l’apprentissage ont connu une croissance annuelle moyenne de plus de 250 % et 360 % respectivement sur les quinze dernières années.

Concurrence entre modèles et diversification géographique

Le rapport décrit un paysage concurrentiel en évolution rapide, où de nouveaux entrants émergent face aux leaders établis. En Chine, des modèles comme Qwen 2.5 ont atteint des performances comparables aux modèles occidentaux sur certains tests. Des initiatives open source comme LLama 3 se diffusent dans les communautés de développeurs. Entre février 2024 et avril 2025, la part de marché agrégée des deux principaux modèles américains sur ordinateur aurait reculé de 15 points, selon les données de trafic analysées dans le rapport.

Parallèlement, les infrastructures d’IA souveraines se multiplient. La carte des partenaires de Nvidia montre une montée en puissance d’initiatives nationales, y compris en Europe, au Moyen-Orient, en Asie et en Amérique latine. Le rapport met en évidence la proximité croissante entre dynamiques technologiques et stratégies géopolitiques.

Usages professionnels, éducatifs et médicaux

L’intelligence artificielle s’intègre progressivement dans les systèmes de travail. Aux États-Unis, les offres d’emploi en lien avec l’IA ont progressé de 448 % entre 2018 et 2025, tandis que celles sans lien avec l’IA reculaient de 9 %. Plusieurs grandes entreprises documentent des gains de productivité. La première banque américaine, JP Morgan, par exemple, évalue à 65 % la hausse de la valeur dégagée par ses systèmes d’IA entre 2023 et 2025. L’assureur et groupe hospitalier Kaiser Permanente indique avoir déployé une solution de transcription médicale automatique auprès de 10 000 praticiens. Et chez le groupe de restauration rapide Yum! Brands, 25 000 restaurants utilisent une suite logicielle d’optimisation des opérations reposant sur l’IA.

Le rapport recense aussi des initiatives dans l’enseignement supérieur (Oxford, Michigan, Arizona State University) et dans la recherche biomédicale. Aux États-Unis, le nombre d’appareils médicaux intégrant de l’IA et approuvés par la FDA est passé de 64 en 2020 à 223 en 2023. Des biotechs comme Insilico Medicine (lire Qant du 4 juin) ou Cradle indiquent des réductions de 30 % à 80 % des durées de développement de candidats-médicaments grâce à l’IA générative.

Progrès techniques et évolution des interfaces

Les performances des modèles de langage dépassent désormais les scores humains sur plusieurs benchmarks de référence. Le rapport mentionne également les progrès rapides en synthèse vocale, en génération d’images et en traduction automatique. Des entreprises comme ElevenLabs, Spotify ou Duolingo ont intégré ces fonctions dans leurs offres respectives. Dans le même temps, les interfaces conversationnelles évoluent vers des agents capables d’exécuter des tâches complexes de manière autonome, comme réserver un rendez-vous ou lancer une recherche en plusieurs étapes.

Cette transformation des interfaces semble comparable à la bascule entre les sites web statiques des années 1990 et les applications dynamiques des années 2000. Elle préfigure une nouvelle couche d’abstraction, où l’IA ne répond plus uniquement à des requêtes, mais accomplit des tâches. Plusieurs entreprises ont lancé des agents dotés de fonctions d’action autonome, comme OpenAI (Operator), Anthropic (Claude Computer Use) ou Amazon (Nova Act).

Une phase d’intensification, pas de stabilisation

Le rapport conclut que l’IA entre dans une phase d’intensification, marquée par la convergence de l’innovation technique, de l’adoption mondiale et des stratégies industrielles. Il décrit une course technologique ouverte entre acteurs privés, coalitions open source et puissances étatiques. Dans ce contexte, les effets sur la productivité, l’emploi, la sécurité ou les institutions dépendront largement des cadres de gouvernance qui seront établis.

Comme pour Internet.

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